lundi 7 juillet 2014

Un chapitre méconnu de l'origine des livres animés...


 (La reproduction de tout ou partie de cet article est soumise à notre accord préalable. Merci.)


En 1831 paraissait le premier livre à tirettes connu, le Livre joujou de Jean-Pierre Brès (cf. notre publication : L'invention du livre à tirettes : le Livre joujou de Jean-Pierre Brès). Le sous-titre indiquait "avec figures mobiles", et Brès indiquait vouloir "mettre en action" les scènes, autrement dit les animer. Or, d'autres créateurs de livres pour enfants avaient déjà eu cette idée.

Cela nous ramène aux premiers livres animés pour la jeunesse, qui apparaissent en même temps que se développe l'édition d'ouvrages illustrés destinés aux enfants, c'est à dire au tout début du XIXe siècle. Cette apparition étaient due, en simplifiant, à deux phénomènes : d'une part, un changement de statut de l'enfant, qui n'est plus considéré comme un "adulte en réduction" ; d'autre part, l'action de franc-tireurs, pédagogues novateurs ou commerçants avisés, qui estimaient que les livres pour la jeunesse pouvaient être non seulement moraux et éducatifs, mais aussi ludiques, voire, comme nous le disons aujourd'hui, interactifs.

Curieusement, la France n'a pas beaucoup brillé dans cette histoire, l'essentiel de la production du XIXe siècle étant née en Grande-Bretagne et en Allemagne. Le Livre joujou n'aura pas de postérité dans son pays d'origine et c'est l'éditeur londonien Dean qui, à la fin des années 1850, lancera véritablement ce système *.

* Un autre chapitre français reste cependant à explorer : les très beaux livres à tirettes publiés par Augustin Legrand dans les années 1860-70, dont la complexité anticipe sur ceux de Lothar Meggendorfer.

Mais la France est aussi l'un des pays d'origine des livres à "figures mouvantes", dont l'histoire reste fort mal connue aujourd'hui. En 1810, les frères Fuller, à Londres, avaient inventé les livres comprenant de petites poupées de papier avec têtes mobiles. Ces livres jouets, très novateurs, connurent un grand succès.



Little Fanny, 1810


C'est probablement ce qui donna l'idée à des éditeurs français de concevoir des livres avec illustrations découpées indépendantes du livre, prédécoupées, qui sont de plusieurs types : 

- les personnages avec têtes mobiles, qui apparaissent dès les années 1810 (sur le modèle de Little Fanny) * ;



* Augustin Legrand a publié plusieurs de ces livres dès 1819 (voir la Bibliographie de la France, Quérard et le catalogue de la Cotsen Library).


- les images pourvues d'un  pied, que l'on pouvait placer à côté du livre pendant la lecture (système plus tardif qui paraît dater des années 1830*) ;



* Selon M. Theo Gielen c'est sans doute un Français, Charles Letaille, qui a inventé ce système. On ne sait rien de ce Letaille, sinon qu'il pourrait être le fils de l'éditeur A.S. Letaille (lui-même associé à Augustin Legrand), et sans doute l'un des premiers lithographes exerçant en France. Une brève notice lui est consacré dans l'Inventaire du fonds français de la BnF.


- les images découpées à insérer dans une gravure décor placée dans le livre, auxquelles nous allons plus particulièrement nous intéresser.


Les contes des fées mis en action, Nepveu et Lefuel, 1823


Jacques de Saint-Albin, en 1968, avait tenté de dresser un  inventaire de ces différentes publications, suivant en cela le catalogue pionnier de la librairie franco-anglaise Gumuchian (Les livres de l'enfance du XVe au XIXe siècle, vers 1930).  Un seul chercheur, à notre connaissance, a travaillé sur l'histoire de ces livres, auxquels il a consacré un article très riche (Theo Gielen, "Books with (re-)movable illustrations", Movable Stationery, X-3, 2002). 


Il semblerait que les livres avec figures mobiles à insérer dans une gravure apparaissent très tôt, les premières éditions datant des années 1815-1820. Letaille contribuera à leur diffusion en en rééditant certains, avec de nouvelles illustrations.


 Le Fablier pittoresque (première édition vers 1817 selon Saint-Albin, réédition par Letaille en 1837)
Fables de Florian mises en action, 1820 - Photo Bibliothèque André-Desguine



Le plus connu des ouvrages anciens à figures mobiles est anglais, il s'agit de The Paignion, édité à Londres par Westley. Ce livre est devenu très rare, seuls deux exemplaires sont conservés en bibliothèque (Oxford et Cotsen Library, Princeton), un seul exemplaire complet est connu à ce jour.





The Paignion est généralement daté de 1830. En fait il ne semble avoir été publié qu'en 1836 (la publication est annoncée fin 1836, voir par exemple The Athenaum, London Morning Post ; nous n'avons pas trouvé trace de mentions plus anciennes). Il ne s'agit donc pas du tout, comme on le dit souvent, du premier livre de ce type, mais seulement du premier livre de ce type publié en Grande-Bretagne. On remarquera au passage que l'éditeur du Paignion, contrairement aux éditeurs de livres animés français, souligne seulement l'aspect ludique de son "little work" ("entertainment", "amusement"...).


Il semble bien que ces petits ouvrages soient apparus en France, mais il est fort difficile d'en savoir plus : ces livres sont rares, la plupart manquent aux bibliothèques françaises (Bibliothèque nationale de France comprise *), et, même s'ils sont très recherchés par les collectionneurs, il n'y a pas grand monde qui y prête attention. Pourtant ce système existe toujours, et il n'est pas impossible qu'il ait joué un certain rôle dans la genèse des livres animés, au sens moderne.

* La BnF en conserve un bon exemple, La Mythologie en action, qui daterait de 1821. Il est présenté en ligne ici.


L'éditeur du Jeu des fables, ou Fables de La Fontaine mises en action (Lambert, 1819) précisait que l'objectif était de "charger les enfants de mettre les personnages en action", c'est à dire en mouvement, manière de leur rendre l'étude des Fables "aussi instructive qu'amusante".  C'est également ce que fera Brès avec son livre à tirettes.



Pour le Livre joujou, il est clair que Brès a dû s'inspirer des images à tirettes, très à la mode dans les années 1810-1830, qu'il a en quelque sorte intégrées dans le livre.
Image à tirette des années 1820 
(de la fabuleuse collection Larry Seidmann, à voir sur le site de la Bodleian library)


Il paraît clair également que Brès a, de fait, importé le système des figures mobiles à l'intérieur des planches d'illustration : c'est en fin de compte une variante des tableaux à figures mobiles. Les pièces mobiles ont le même aspect, sauf que Brès, en rallongeant les languettes, en a fait des tirettes.





Des pièces mobiles du Livre joujou (ici sorties des pages)

Pièces mobiles des Contes des fées mis en action



L'idée géniale a ainsi été de simplifier la transformation de l'image en dotant les pièces mobiles de tirettes : au lieu de déplacer lui-même la pièce, l'enfant n'avait plus qu'à actionner la languette, induisant une transformation rapide, enchaînée, et assez "magique"


Planche du Livre joujou (De peu pour faire un monde)


Au même moment exactement, naissait l'image animée, avec les précurseurs du cinéma et du dessin animé : invention du thaumatrope (1825), et surtout du phénakistiscope (1831) - que Baudelaire qualifiera de "joujou scientifique" -, puis du zootrope (1834), etc. L'animation ludique et savante de l'image est dans l'air du temps, et ces recherches aboutiront à un changement majeur dans l'histoire de la culture. Malheureusement, les liens éventuels entre la naissance du livre animé pour la jeunesse et les pionniers du pré-cinéma n'ont pas du tout été explorés, à notre connaissance *. On remarquera par exemple que l'un des premiers essais d'animation de l'image photographique, créée par l'alternance de deux clichés, sera nommé par son inventeur "figures mouvantes", expression déjà utilisée pour certains livres animés (Antoine Claudet, Figures photographiques mouvantes, 1865). La grande différence est que l'image animée par une tirette connaît un mouvement progressif, réel, tandis que les images animées du pré-cinéma sont un enchaînement d'images qui donne l'illusion du mouvement grâce à la persistance rétinienne et la rapidité de la succession des images (le thaumatrope est à cet égard très comparable aux flip books).

* Seul le passionnant Theodore Brown, qui arrive plus tard, a fait l'objet d'un livre



Phénakistiscope, 1833 - Collection Richard Balzer


Les quelques exemplaires de livres à figures mobiles que nous avons pu acquérir ces dix dernières années sont quasiment tous partis enrichir des bibliothèques ou des collections américaines, japonaises, hollandaises, italiennes... De même, alors que d'innombrables institutions françaises consacrent désormais des expositions aux livres animés, ces événements ne s'accompagnent plus, entre autres par manque de moyens, de recherches approfondies (la priorité est désormais donnée aux animations plutôt qu'à l'érudition). Significativement, l'une des expositions qui a apporté le plus d'informations ces dernières années a été montée par des collectionneurs, sans autres moyens que leur bonne volonté (catalogue de l'exposition Waouh !).




Du coup, la période actuelle de vif intérêt pour les livres animés ne s'accompagne que d'un faible progrès de la connaissance historique de ces livres, par manque de recherches et de recensements. Personne ne sait exactement combien de tels livres à figures mobiles ont été publiés ; leur datation et leur collation demeurent confuses, le contexte de leur publication est à peu près inconnu. 

Cela n'est pas qu'anecdotique : outre leur intérêt intrinsèque et leur place dans l'histoire du livre en Occident, ces ouvrages mériteraient sans doute une petite place dans l'histoire de l'éducation, puisqu'ils sont à la fois héritiers de la méthode visuelle de Comenius et précurseurs de Froebel ou Paul Faucher (créateur du Père Castor) dans leur volonté d'impliquer les enfants dans des activités d'éveil, et de les instruire en les amusant. De plus, il est très possible que l'étude de l'histoire de ces livres puisse amener à quelques découvertes intéressantes. 


Jacques Desse


Ci-dessous : Augustin Legrand, Ernest ou le petit Robinson, [1819]. Un exemplaire a été décrit par Gumuchian en 1930, un autre est conservé à la Cotsen Library (Princeton University). L'exemplaire ci-dessous, provenant de la collection Saint-Albin, est l'unique complet connu à ce jour (il est désormais conservé aux USA). 




 © Boutique du livre animé

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